Résonances
Ode Bertrand, Sophie Coroller
Notre nouvelle exposition met en résonance le travail de Sophie Coroller et d’Ode Bertrand. Ce qui unit ces deux artistes est peut-être, en premier lieu, une manière d’être au monde, empreinte de détermination, de minutie et de justesse. Chacune développe un vocabulaire plastique singulier et établit ses propres règles, des cadres méthodiques au sein desquels elles explorent et expérimentent sans relâche. Leur approche, d’une rigueur et d’une précision remarquables, engendre pourtant un mystère : leurs œuvres dégagent une aura indéfinissable, une sorte de trouble flottant qui capte et absorbe le regard. Cette densité et cette force visuelle sont pourtant obtenues à partir d’un élément minimal et épuré : la ligne. Dans ses peintures, Ode Bertrand scande et tisse le trait, créant des compositions qui fonctionnent comme des partitions. Chaque ligne, chaque espace, chaque intervalle participe à l’harmonie d’un rythme qui s’installe progressivement, entre tensions et respirations. Ses œuvres sont des terrains de jeu pour le regard, où l’âme du spectateur peut se perdre dans l’enchevêtrement des lignes, tout en étant guidée par leur structure ordonnée. Sophie Coroller, quant à elle, explore l’équilibre dans ses reliefs et sculptures filaires, où des lignes en tension semblent prêtes à s’élancer dans l’espace. Son travail évoque l’élan précautionneux d’une pirouette en danse classique : un état d’équilibre périlleux. Ses œuvres sont habitées de lignes vibrantes qui, sous tension, défient la gravité et offrent une sensation de mouvement latent.
Il est difficile de saisir les œuvres de ces deux artistes d’un seul coup d’œil : elles semblent nous appeler, exigeant une attention particulière et prolongée. Toutes deux instaurent dans l’espace une temporalité singulière, où les strates et les dimensions multiples se superposent et dialoguent. Sophie Coroller, dans sa série des Ardoises, tend de tout petits ressorts et entoure un fil de lin autour d’un fin tube en inox, créant des structures délicates et dynamiques. Dans sa série des Mini-grilles, elle superpose une trame ajourée en fibre de carbone ou de verre détissée, et du papier de soie. Le soin, l’exactitude et la répétition d’un geste qui a, dans le processus de création, pris un temps et une concentration considérables, agissent indéniablement sur la réception du regardeur. La perception de cette densité temporelle se ressent dans chaque détail. Ode Bertrand trouble également la perception par l’accumulation de lignes, la répétition méthodique de motifs, et la proxémie des traits qui semblent sur le point de se confondre. Son travail engage le regard dans une oscillation constante entre ordre et confusion. Gilles Deleuze évoquait cette stratification par le terme de temps-cristal, une structure où le passé et le présent coexistent et se réfléchissent mutuellement, comme les facettes d’un cristal. À rebours d’une vision linéaire du temps, les œuvres des deux artistes fonctionnent comme des blocs temporels, dévoilant simultanément leur processus d’émergence et leur impact visuel immédiat.
La ligne, chez Ode Bertrand, dépasse sa linéarité apparente : elle trace un chemin, parfois sinueux, parfois labyrinthique. Elle devient à la fois lien et division, structurant des compositions rythmées qui alternent entre opacité et transparence, vide et plein. Devant ses peintures, le regard est invité à se poser, à prendre du recul pour embrasser l’ensemble, puis à s’approcher de nouveau, comme pour suivre le parcours que l’artiste nous propose. L’agencement des traits, la précision des contrastes entre le noir et le blanc, ne créent pas simplement des oppositions. Au contraire, ils instaurent une harmonie d’accords subtile, une résonance où se révèlent des interstices, des espaces à la fois denses et suspendus.
Dans le travail de Sophie Coroller, la ligne est étirée, prolongée, et façonnée à partir de matériaux minutieusement sélectionnés. Ces matériaux – carbone, verre, inox – ne sont jamais choisis au hasard. Chacun possède des qualités et des limites spécifiques que l’artiste confronte à son regard plastique. Souvent associés à des constructions imposantes, ces matériaux sont, sous sa main, investis d’une fragilité inattendue. Sophie Coroller les réduit à leur forme la plus ténue : la finesse d’une ligne, presque à la limite de la résistance. Dans ce paradoxe, elle orchestre des structures délicates, précaires, qu’elle ancre dans l’espace au point d’équilibre le plus infinitésimal. De ces équilibres naissent des œuvres qui tendent à s’élever, à dépasser la contrainte du mur ou du socle. Ces agencements, en quête d’une liberté nouvelle, semblent vouloir prendre leur envol, habitant l’espace avec légèreté et tension.
Les œuvres de ces deux artistes semblent dessiner des voies, la ligne en mouvement indiquant une direction. Gaston Bachelard, dans L’air et les songes, formule cette pensée qui semble trouver une résonance dans leur démarche : « À qui contemple la ligne gracieuse, l’imagination dynamique suggère la plus folle substitution : c’est toi, rêveur, qui es la grâce évoluante ». Ode Bertrand et Sophie Coroller, avec des sensibilités et des recherches différentes, parviennent toutes deux à conduire le regardeur à travers des espaces ténus, où la ligne devient un chemin, presque imperceptible, menant au silence, à l’introspection, et à une forme d’élévation.
Avec l’aimable concours de la galerie Wagner pour l’artiste Sophie Coroller
Résonances. Ode Bertrand, Sophie Coroller