Autour d’Abstraction Création

Josef Albers, Etienne Béothy, Marcelle Cahn, Alexander Calder, César Domela, Otto Freundlich, Jean Gorin, Jean Hélion, Auguste Herbin, František Kupka, Alberto Magnelli, Jacques Villon

Exposition en coursDu 10 octobre au 21 décembre

Le rayonnement artistique de Paris au tournant des années 1930, l’installation massive d’artistes étrangers et la tenue d’expositions internationales font de la capitale française le principal foyer d’expression de l’abstraction géométrique. Ce grand courant international s’organise avec la création de groupes de défense de l’art non figuratif parmi lesquels Cercle et Carré (1929), fondé par Michel Seuphor et Joaquin Torrès Garcia, Art Concret (1930), autour de Theo van Doesburg (avec Jean Hélion, Otto Carlsund, Léon Tutundjian et Marcel Wantz), puis, surtout, l’association Abstraction-Création (1931-1936) présidée par Auguste Herbin et Georges Vantongerloo : Abstraction pour « l’abstraction progressive des formes de la nature » ; Création pour une « conception d’ordre purement géométrique ou l’emploi exclusif d’éléments communément appelés abstraits tels que cercles, plans, barres, lignes. »

Si la tendance dominante est celle d’un art abstrait géométrique, la dimension cosmopolite du groupe, la forte personnalité de ses promoteurs et le contexte de crise économique, culturelle et politique que subissent de plein fouet les artistes font émerger des différences qui sont autant d’expressions individuelles puisant tout à la fois dans les fondements d’une abstraction stricte et rigoureuse et s’en échappant pour explorer des solutions plastiques inédites. Les cinq Cahiers annuels abstraction création art non figuratif, publiés entre 1932 et 1936, et l’exposition permanente de l’association rue Wagram durant l’année 1934, promeuvent les œuvres et les théories des membres qui, dans leur adhésion aux grands principes de l’abstraction, n’excluent pas tous de renouer le dialogue avec la nature. Les œuvres des Français Marcelle Cahn (1895-1981), Jean Gorin (1899-1981), Jean Hélion (1904-1987), Auguste Herbin (1882-1960) et Jacques Villon (1875-1963), du Hollandais César Domela (1900-1992), des Allemands Josef Albers (1888-1976) et Otto Freundlich (1878-1943), du Tchèque František Kupka (1871-1957), du Hongrois Etienne Béothy (1897-1961), de l’Italien Alberto Magnelli (1888-1971) ou encore de l’Américain Alexander Calder (1898-1976) que réunit aujourd’hui la galerie Lahumière témoignent de la grande créativité qui émane de cette période de transition et de nécessaires renouvellements.

La quête de rythme, déjà sensible avant la guerre dans la tendance orphique du cubisme telle que définie par Guillaume Apollinaire pour désigner les œuvres de peintres aussi divers que Francis Picabia et Robert Delaunay, s’épanouit au cours des années 1930 dans les tableaux et les reliefs d’Auguste Herbin : en conjuguant motifs circulaires, courbes, obliques et pureté de la ligne, la figure de proue du mouvement élabore un vocabulaire complexe de formes géométriques simples et colorées qui aboutiront dans les années 1940 à la création d’un « alphabet plastique » universel. L’usage de la courbe et de l’oblique module la rigueur géométrique des compositions en mosaïque d’Otto Freundlich ; convaincu de la nécessité d’exprimer le clair et l’obscur par des plans élémentaires, le peintre explore une nouvelle palette enrichie de couleurs vives. Etienne Béothy, peintre, sculpteur et architecte, Josef Albers et ses dessins tectoniques, ou encore Jean Gorin, par la voie du relief, expérimentent les confins de l’abstraction par-delà les limites du chevalet, en quête d’une réconciliation possible de l’art avec les arts appliqués et l’architecture, et son extension à l’échelle de la ville. Fabriqués à partir de matériaux variés (ici, cuivre, laiton oxydé, plexiglass et bois), les reliefs épurés et artisanaux de César Domela créent des contrastes de rythme, de matière et de couleur, lorsque les premiers mobiles d’Alexander Calder se déploient dans le champ de la sculpture abstraite et cinétique : inspirées par la nature, les petites plaques de tôle découpées et peintes, reliées par de fines tiges métalliques, sont suspendues et soumises au mouvement de l’air ou activées par un système mécanique.

Tout en infléchissant sa peinture à de nouvelles règles formelles strictes - « esprit nouveau, technique nouvelle », écrit le peintre dans le Cahier n°1 -, Kupka rythme la grille géométrique par la couleur telle une partition musicale. Les compositions aérées de Jean Hélion s’organisent par plans de couleurs primaires et s’exemptent de toute rectitude grâce à l’introduction de courbes et la répétition de courtes droites parallèles, lorsque Jacques Villon superpose un réseau de lignes brisées à ses compositions géométriques pour créer un nouvel équilibre dynamique. Revenu à l’abstraction, Alberto Magnelli dessine des compositions architecturées dont le trait précis et austère découle de la série entreprise autour des pierres de Carrare. Passée par l’Académie moderne de Fernand Léger et Amédée Ozenfant, et représentante de la tendance puriste, Marcelle Cahn renoue au tournant des années 1930 avec le motif, le nu plus précisément, dont le souvenir se traduit par un lasso de lignes serpentines et sexuées qui prolongent et contredisent un jeu de droites dessinées au trait. L’intérêt que suscite alors le courant surréaliste et l’importance qu’elle accorde au sujet conduisent Marcelle Cahn à refuser la proposition de Freundlich de participer au Cahier n°2, ne se reconnaissant pas, ainsi que d’autres membres qui quittèrent l’association en 1934 tels Sophie Taeuber, Jean Arp et les Delaunay, dans les dogmes édictés par le comité de direction qui se réclame d’un langage exclusivement non-figuratif. Les tensions générées entre membres fondateurs et les difficultés financières mettent fin à l’aventure en 1936, mais non à l’appétit de repenser l’abstraction dans ses grands principes, entre quête de rythme et de spatialité, aspiration à renouer avec un réel ancré dans la nature, utopie sociale et collective ; autant de voies et de réponses à un monde en crise, que les artistes poursuivront en toute liberté après la guerre autour du salon des Réalités nouvelles.

Cécile Godefroy, septembre 2024

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Autour d’Abstraction Création. Josef Albers, Etienne Béothy, Marcelle Cahn, Alexander Calder, César Domela, Otto Freundlich, Jean Gorin, Jean Hélion, Auguste Herbin, František Kupka, Alberto Magnelli, Jacques Villon