Géométries sensibles
Jean Deyrolle, Emile Gilioli, Jean Leppien, Alberto Magnelli
Alberto Magnelli (1888-1971), Jean Leppien (1910-1991), Jean Deyrolle (1911-1967) et Emile Gilioli (1911-1977), réunis par la galerie Lahumière dans le cadre de l’exposition « Géométries sensibles », sont représentatifs du renouveau que connaît l’abstraction géométrique dans la France de l’après Seconde Guerre mondiale. Nés entre la fin du XIX et la première décennie du XXe siècle, d’origine allemande, italienne ou française, ces artistes n’en sont pas toujours au même stade de développement dans leur production, la guerre ayant été une période synonyme d’exil, d’emprisonnement, d’isolement et de grand dénuement. Dans le climat optimiste de la Reconstruction, Magnelli, Leppien, Deyrolle et Gilioli connaissent un regain de vitalité dans leur travail, ils nouent de forts liens d’amitiés et exposent souvent ensemble dans les galeries et les salons parisiens. Ils ne se retrouvent d’ailleurs pas toujours dans la Capitale, préférant parfois le calme et la douceur de la Provence où certains finiront par s’installer durablement, qu’il s’agisse de Magnelli à Grasse, de Leppien à Roquebrune ou de Deyrolle à Gordes. Les œuvres réunies à l’occasion de l’exposition montrent comme la lumière, la couleur, les paysages et l’architecture du Sud ont contribué au renouvellement de leur création.
Pour Magnelli, aîné des quatre artistes, l’après-guerre marque l’accomplissement de près de quarante années de carrière passées entre son pays natal, l’Italie, et celui d’adoption, la France. « Riche d’une géométrie interne et silencieuse qui lui est propre », selon le critique d’art Achille Bonito Oliva, la peinture de Magnelli est à la recherche d’un état d’équilibre rythmique où les formes, définies avec clarté, souvent serties de noir, passent de l’angle aigu à l’arc de cercle comme dans Formes variées 1958. La matité des couleurs, appliquées dans le respect du plan du tableau, évoque l’art de la fresque cher à l’artiste, Florentin d’origine et grand admirateur de Piero della Francesca. Baignant ses peintures dans une lumière délicate, il établit des rapports de couleurs particulièrement raffinés, fondés sur l’usage de tons rompus comme le brun, l’ocre, le bistre, le bleu-gris etc. Magnelli contrebalance ainsi l’architecture rigoureuse de la composition de ses tableaux par la sensualité des couleurs et la souplesse des formes. Cette sensibilité géométrique a séduit les jeunes artistes qui, cherchant à se détacher d’une construction picturale trop rigide, ont pu s’orienter vers des principes stylistiques plus informels.
Jean Deyrolle, venu à l’abstraction en 1944, appréciait particulièrement le sens du rythme plastique de la peinture de Magnelli. Le tableau de 1953, Malon, peint pendant l’été à Gordes, est représentatif de sa première période abstraite, où les formes géométriques sont comme imbriquées, de manière à déterminer de grandes plages de couleurs. Celles-ci sont alternent les tons chauds et froids, tout en créant ainsi une harmonie douce, en accord avec l’usage de la tempera dont Magnelli lui avait révélé la technique. L’œuvre Oreus 1966, exécutée à une époque de maturité, témoigne de son appréhension à la fois méthodique et sensible de la peinture : le motif central du cercle brisé, mis en écho, crée une impression de vibration spatiale de la toile. Des failles obliques, traversant le champ pictural, contribuent à un effet de brisure, atténué néanmoins par L’application de la peinture au couteau, par touches fluides et rythmées, confère une force expressive qui tient également à l’investissement corporel du peintre. Pour Deyrolle, la sensualité de l’œuvre nait de la touche comme du geste. C’est dans cette union entre un langage abstrait rigoureux et une sensibilité picturale éveillée au contact de la nature et notamment celle du Midi de la France que l’artiste a affirmé sa spécialité.
Chez Jean Leppien, on retrouve cette volonté d’éviter tout ordonnancement formel trop rigoureux par un déploiement souple des lignes. Sa conception de la peinture, héritée de Kandinsky dont il avait suivi l’enseignement au Bauhaus en 1930, consiste à « traduire en formes et en couleurs pures un état d’âme, ou un état d’esprit ». En effet, la composition sans titre 6/49 LIII de 1949 résulte de l’articulation dynamique de grandes lignes courbes dont l’interpénétration délimite des surfaces de couleur dans les strictes deux dimensions du champ pictural. Le recours à une facture lisse et exacte contribue à l’harmonie de la composition, dont le caractère mélodieux exprime la sensibilité de l’artiste. Cette appréhension poétique de la peinture se manifestera plus tard dans l’adoption d’une couche picturale plus riche et des tons chauds, conférant une présence lumineuse et charnelle à l’œuvre. Dans les tableaux de cette époque, Jean Leppien réconcilie géométrie et matiérisme en simplifiant grandement les éléments de la composition, réduits à des signes essentiels comme le cercle ou des formes dérivant du rectangle de l’œuvre sans titre 5/61 XIII de 1961.
Le sculpteur Émile Gilioli, devenu abstrait au sortir de la guerre, période où il se lie notamment d’amitié avec Deyrolle, Dewasne et Poliakoff, a également cherché à obtenir dans son œuvre un équilibre entre rigueur et sensualité : « Je voudrais que ma sculpture soit comme un fruit trop mûr qui éclate à force de sève ... je voudrais doter mes statues d’une véritable irradiation de la matière. C’est de la sculpture à trois dimensions, statique, dynamique et cosmique que je voudrais réaliser » déclarait Gilioli en 1946. Son intérêt manifeste pour l’œuvre de Brancusi l’a amené à une abstraction des plus épurées où la perfection des volumes, la précision nette des lignes sont atteintes grâce à une maîtrise absolue des matériaux et des techniques de polissage. La lumière, se reflétant généreusement sur la surface dorée du bronze, souligne avec fluidité le passage de la courbe à l’angle, de volumes denses à des plans lisses que l’on retrouve dans Fleur coupée ca.1960. L’œuvre Vitesse 1976 reprend deux thèmes chers à l’artiste, la ligne oblique, illustrant la conquête de l’espace, et la sphère, symbolisant le soleil. Les sculptures de Gilioli, par leur forme à la fois pure et élémentaire, par leur présence sensuelle et lumineuse, se dégagent de toute anecdote pour atteindre l’universel.
L’exposition « Géométries sensibles » illustre la manière dont Alberto Magnelli, Jean Leppien, Jean Deyrolle et Emile Gilioli, ont puisé dans le climat doux et lumineux du Sud une nouvelle source d’inspiration pour leur travail. Leurs œuvres, avec leurs couleurs de terre, leurs textures chatoyantes animées d’une lumière douce et délicate, en offrent le parfait témoignage.
Domitille d’Orgeval
Géométries sensibles. Jean Deyrolle, Emile Gilioli, Jean Leppien, Alberto Magnelli