Dialogues
Karina Bisch - Alberto Magnelli
Pour l’exposition « Dialogues : Karina Bisch / Alberto Magnelli », la galerie Lahumière a invité l’artiste contemporaine Karina Bisch à porter un regard inédit sur le travail d’Alberto Magnelli, peintre italien ayant vécu les quarante dernières années de sa vie à Paris (de 1931 à 1971). Le propos ? Redonner une visibilité à cette figure majeure de l’abstraction dont l’influence a été notamment décisive dans la période de l’après Seconde Guerre mondiale sur des artistes aussi importants que Victor Vasarely, Jean Dewasne, Piero Dorazio...
L’intervention de Karina Bisch, nourrie d’une connaissance approfondie de l’histoire des avant-gardes et de la modernité, a consisté à confronter son univers visuel à celui du peintre italien. Elle a dans un premier temps sélectionné une série d’œuvres de Magnelli qui pour la plupart datent des années 1950-1960 : huiles sur toiles, gouaches, collages, aquarelles, dessin au feutre, mais aussi un tableau figuratif des années 1920. Réparties sur les deux étages de la galerie, certaines de ces œuvres sont présentées sur fond de peintures murales que Karina Bisch a réalisées spécifiquement pour l’exposition. Fonctionnant par paire, elles occupent de manière symbolique uniquement les éléments architecturaux mobiles de la galerie et se signalent par leur géométrie colorée et débridée (carrés verts et blancs disposés en grille, suites de losanges ou de motifs à chevron multicolores, gros pois blancs ou motifs floraux de couleurs vives peints sur fond noir) qui renvoie aussi bien au Bauhaus, au constructivisme russe, à de Stijl, à Matisse, qu’aux arts appliqués ou au Folklore russe. Karina Bisch provoque ainsi des croisements, des échanges, des rimes visuelles dans un subtil rapport d’équilibre et de tension qui correspond pleinement à l’esprit de justesse régissant la peinture de Magnelli.
De cette richesse plastique résultant à la fois d’opérations d’appropriation et de recyclage, émane une énergie créatrice engageant avec l’œuvre d’Alberto Magnelli un dialogue stimulant qui n’atteint jamais l’excès ni la démesure. On songe alors à ces belles lignes que le critique Jean Clay avait consacré au peintre italien : « Il est à la fois pour la courbe et pour la droite, pour la forme subjective et pour la discipline. Ses formes sont simples et massives sans être froides ni impersonnelles ; dynamiques mais posées sur un fond qui les stabilise ; élancées mais douées d’un certain poids statique (…). i »
Karina Bisch a choisi de magnifier deux œuvres majeures de ce dernier, Attitude tranquille (1945) et Variation (1959), en les présentant sur un grand mur laissé délibérément blanc, non loin d’une de ses fameuses Peinture-à-porter, création textile qui évoque les robes simultanées de Sonia Delaunay. A cette réalisation par laquelle Karina Bisch amène à réfléchir à la place des artistes femmes dans l’histoire de l’abstraction, fait écho un autre tableau de Magnelli exécuté en 1924 et qui montre deux baigneuses. Illustrant par leur élégance teintée de mélancolie l’orientation passagère du peintre vers un « retour à l’ordre », cette peinture est l’occasion de rappeler qu’il a été aussi un très bon artiste figuratif et que la pratique de deux modes d’expression a priori antagonistes n’était pas forcément incompatible. D’ailleurs, le peintre italien, à la fin de sa vie, écrivait que l’abstraction « porte les traces de signes qui viennent de très loin. ii ». Quant à l’œuvre de Karina Bisch, comme l’a souligné Julien Fronsacq, elle : « a de notoire qu’elle ne cherche aucunement à rompre avec les schémas modernistes en développant une troisième voie allégorique comme dépassement de la soi-disante dualité abstraction - figuration. iii » En outre, l’exposition rend également compte des talents protéiformes de cette dernière, en montrant deux peintures géométriques, une sculpture cubiste en bois polychrome représentant un bouquet de fleurs mais aussi une petite broderie réalisée l’été dernier lors de sa résidence à Marfa, rappelant ainsi, dans la pure tradition du Bauhaus, son attachement au savoir-faire artisanal.
La relecture insolite et vivifiante de l’œuvre de Magnelli que nous offre Karina Bisch, fondée sur une grande liberté de medium, de style et de genre, pose la question de l’héritage du peintre italien et plus largement celle de l’abstraction de l’après Seconde Guerre mondiale. Un changement de focal dont les résonances multiples incitent à repenser la relation entre l’œuvre d’art, le lieu d’exposition et sa réception par le public.
Domitille d’Orgeval
i Jean Clay, « Magnelli chez lui », Connaissance des arts, mars 1968.
ii Cité par Dore Ashton, « Les dernières œuvres de Magnelli », in cat. exp. Magnelli, Centre Georges Pompidou, Paris, 1989.
iii Extrait du texte de julien Fronsacq « Karina Bisch », KB, coédition de CNAP, Galerie Les filles du calvaire, ENSBA et Cassochrome, Paris, 2003.
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