Particulières, quatre femmes dans l’abstraction géométrique
Ode Bertrand, Marcelle Cahn, Isabelle de Gouyon Matignon, Aurelie Nemours
« Aucune peinture n’a influencé ni mes études, ni mon travail, ni ma vie. J’étais trop loin des recherches de ce moment-là. J’ai seulement approfondi ma solitude »
m’écrivait Aurelie Nemours en novembre 2005. Quelques semaines plus tard elle s’éteignait. Doit-on comprendre ces paroles comme des mots écrits au seuil d’une vie ou doit-on les recevoir comme étant le chemin de chaque artiste et peut-être même de tout être humain ? Cette expression « approfondir sa solitude » rappelle qu’Aurelie Nemours était aussi poète et prend dans cette exposition, une dimension particulière.
Les quatre artistes, doit-on dire les quatre femmes artistes ? présentées par la Galerie Lahumière ont en commun d’avoir choisi le langage clair et ordonné de l’art concret et minimal mais chacune dans une voie différente. Presque un siècle sépare les premières œuvres de Marcelle Cahn, dont le Tram de 1925 exposé ici et les dernières séries d’œuvres d’Ode Bertrand et d’Isabelle de Gouyon Matignon. On pourrait alors facilement être tenté de reconnaître Marcelle Cahn et Aurelie Nemours -rétrospectivement nées en 1895 et 1910- comme étant des pionnières par rapport à leurs cadettes nées en 1930 et 1964 mais il n’en est rien. En effet toutes les quatre sont des pionnières dans le sens où elles défrichent des terres inhabitées et y installent leur monde, chaque œuvre étant une terra incognita.
Les tableaux d’Aurelie Nemours, où l’unité parfaite entre le fond et la forme laisse se déployer des jeux optiques puissants nés des couleurs choisies (Iphigénie, 1971, Astyanax, 1973), répondent à ceux de Marcelle Cahn dans lesquels, le fond n’est plus lié à la forme mais au contraire, tout blanc qu’il est, a pour fonction de servir de scène à des accords d’éléments géométriques libres et dynamiques tel un ballet constructiviste. Ainsi les peintures reliefs et les reliefs de Marcelle Cahn nous apparaissent comme autant de constellations dans lesquelles l’œil se promène tandis que chez Aurelie Nemours il est arrêté à la surface de la toile, happé, presque hypnotisé par les couleurs.
De même, les sculptures entre équilibre et déséquilibre, entre force et finesse -notamment dans leurs derniers développements en acier perforé- d’Isabelle de Gouyon Matignon, offrent un terrain de jeu propice à la dernière série consacrée au pliage d’Ode Bertrand. L’espace habité par les sculptures d’Isabelle de Gouyon Matignon se prolonge dans notre espace physique et nous accompagne, par construction mentale, dans celui d’Ode Bertrand.
Entre ces quatre artistes, les combinaisons semblent infinies et affranchies de toute notion de temps ou encore de genre car il faut souligner que l’abstraction géométrique est un mouvement qui a, dès ses origines compté en ses rangs de nombreuses femmes, un des signes de son universalité.
Ainsi l’exposition « Particulières » par la réunion de ces quatre artistes montre que l’art concret est un mouvement riche de singularités d’expression mais qu’il est aussi un mouvement en perpétuel développement qui ne semble connaître aucune limite de temps.
De fait ces quatre artistes n’ont été ou ne sont limitées par rien. Ode Bertrand ne dit-elle pas que la seule limite est celle où peut dessiner sa main ? et Isabelle de Gouyon Matignon conçoit ses sculptures de manière tout à fait empirique, elles ne naissent que de son imagination, donc là aussi pas de limites. Chacune a su, sait, approfondir sa solitude pour conquérir le monde, notre monde à nous qui ne sommes pas artistes.
N’ayant pas peur des mots et même des jeux de mots ; dans « Lahumière » on pourrait presque entendre « lumière », l’artiste doit continuer d’être un phare pour ordonnancer le chaos du monde.
« Il faut porter en soi un chaos pour mettre au monde une étoile dansante » écrivit Nietzsche en prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra, alors oui, pour les artistes le chemin se fait seul, et pour nous, dans l’exposition « Particulières », formes et couleurs dansent.
Céline Berchiche
21 novembre 2018
Particulières, quatre femmes dans l’abstraction géométrique. Ode Bertrand, Marcelle Cahn, Isabelle de Gouyon Matignon, Aurelie Nemours